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Laisser une marque dans un monde d’hommes

21 juillet 2022

Les femmes architectes font entendre leur voix. Même si elles restent sous-représentées dans les fonctions dirigeantes, c’est un fait : en 2022, plus de la moitié des étudiants sont des femmes. Elles investissent les espaces, les bâtiments, voire des villes entières.

 

Il aura fallu du temps, du sang, de la sueur et des larmes et de nombreuses désillusions à surmonter avant de voir enfin les femmes recevoir la reconnaissance et le respect qui leur sont aujourd'hui accordés. C’est grâce à des pionnières comme Waltraud Blauensteiner, Martha Bolldorf-Reitstätter, Ella Briggs, Friedl Dicker, Hermine Frühwirth, Helen Koller-Buchwieser, Leonie Pilewski-Karlsson, Eugenie Pippal-Kottnig, Lionore Regnier-Perin, Helene Roth, Lilia Skala, Rosa Weiser et Liane Zimbler, toutes nées entre 1880 et 1920, que nous avons vu naître une nouvelle catégorie de femmes actives. Elles se sont imposées de différentes manières dans le domaine des hommes et ont gagné l’estime de leurs collègues masculins. Pour ces prochains mois, nous avons décidé de nous pencher sur l'architecture vue et réalisée par des femmes. Il y a tellement de femmes architectes qui méritent qu’on leur consacre un article, dont la carrière et la vision du monde sont une réelle source d'inspiration.

 

Afin d’en donner un aperçu aussi représentatif que possible, nous avons choisi quatre personnalités marquantes qui ont récemment été, sont actuellement ou vont bientôt être mises à l'honneur. Dans les prochaines éditions de notre newsletter mensuelle, nous présenterons des projets internationaux intéressants esquissant une image neuve, captivante et, peut-être pour certains, encore inconnue de la scène architecturale féminine.

 

 


La villa E.1027 d’Eileen Gray au Cap Martin à Roquebrune retrouve sa vitalité d'origine grâce à la restauration respectueuse de l’association Cap Moderne. © Manuel Bougot



Il y a une chose qu’il nous faut clarifier d’emblée. Bien que ces femmes aient vécu dans différentes régions du monde, on retrouve beaucoup de similitudes. Non seulement elles ont toutes grandi dans des milieux économiques prospères voire privilégiés, mais elles considéraient aussi l’intérieur et l’extérieur comme un tout. Elles apportent peut-être quelque part de l’eau au moulin d’un cliché tenace qui présentent les femmes comme ‘douées’ pour l’aménagement intérieur. Mais d’un autre côté, elles n’ont pas hésité à frapper à la porte de l’inconnu ou même à ouvrir les vannes qui ont permis aux générations suivantes ou actuelles d’architectes masculins de se rapprocher du yin et du yang de la profession.

 

 


Eileen Gray exploitait son talent de planification exceptionnel jusqu’au moindre centimètre, pour que d’autres objets puissent déployer tout leur potentiel. Cela témoigne d’une appréhension brillante de l’espace, que même Le Corbusier lui envierait. © Manuel Bougot

 

 

Notre voyage débute en 1878, dans le Wessex (Irlande), car c’est là qu’Eileen Gray voit le jour. À l’âge de 20 ans, elle entre à la Slade School of Art à Londres, une des plus prestigieuses écoles d’art d’Angleterre, et atterrit finalement à Paris où elle poursuit ses études à l’École Colarussi et à l’Académie Julian.

 

Très vite, Gray commence à créer ses propres meubles. Elle fait la connaissance de l’éditeur de L'Architecture Vivante, Jean Badovici, qui lui présente de grands architectes comme Gerrit Rietveld et Le Corbusier. Après avoir acquis une certaine notoriété avec ses meubles, Badovici la persuade de se lancer dans l’architecture.

 

En 1925, elle se lance dans la construction d’une maison en L, la première qu’elle conçoit, sur la côte de la Riviera française. C’est la villa E.1027, où elle finira par s’installer avec son compagnon. Cette maison est caractérisée par un dialogue intime avec la mer et la plage. C’est une incarnation de l’architecture maritime moderne dont l'intérieur émerveille par l’ingéniosité de son mobilier encastré et ses brillantes pièces individuelles. Le fait que ce soit une femme à l’origine d’une telle création était une grande source d’exaspération pour Le Corbusier, secrètement admiratif de cet accomplissement. Sa jalousie le pousse à un actionnisme fataliste, tentant notamment de porter atteinte au prestige de la bâtisse en installant une hutte banale à proximité ou peignant d’immenses fresques sur les murs de la maison, à laquelle il avait accès en tant qu’ami du couple. Par la suite, Gray déménage, quitte Badovici et se construit une nouvelle maison non loin, au-dessus de Menton.

 

 


La plupart des meubles classiques d’Eileen Gray, comme le fauteuil Bibendum et la table réglable, tous deux réalisés pendant la première période de Gray, sont aujourd'hui produits par Classicon. © ClassiCon/ Hassos

 

 

“Pour créer, il faut d'abord tout remettre en question”

 - Eileen Gray

 

La villa E.1027 est une véritable icône architecturale, qui inspire encore aujourd'hui avec son toit plat et ses hautes fenêtres. Laisser les murs blancs et les unifier étroitement au mobilier encastré est un choix délibéré d’Eileen Gray. C’est une façon de mettre tout le reste en valeur, tant la pièce que ses meubles solitaires désormais célèbres, comme la table réglable, ses tapis ou le fauteuil Bibendum. Après des décennies de changements de propriétaires et de déclin, le bâtiment, qui appartient désormais à l’état français, vient d’être minutieusement restauré par l'association Cap Moderne sur base de photos originales. La maison est depuis peu ouverte au public pour des visites guidées.

 

 


La cuisine de Francfort, à la fois un tremplin et un fardeau pour Margarete Schütte-Lihotzky. En 1989, cette cuisine a été reproduite à l’identique au musée des arts appliqués de Vienne et fait désormais partie de la collection permanente. © MAK / Gerald Zugmann, Georg Mayer

 

 

Née en 1897, Margarete Schütte-Lihotzky démarre sa carrière à Vienne, à plus de 1000 km de l’idyllique Cap Martin. C’est la première femme à étudier à la K. & K. Kunstgewerbeschule, établissement précurseur de l’actuelle Haute école d’Arts appliqués, où elle rencontre des artistes encore peu connus comme Josef Hoffmann et Oskar Kokoschka. Elle subit les railleries de ses collègues masculins pour qui, confier la conception d’une maison à une femme, est impensable. Mais son professeur - Oskar Stmad - voit au-delà des préjugés et la prend sous son aile. En 1917, il l’encourage à participer à un concours de conception de maisons ouvrières. C’est de là que naît son goût pour l’architecture sociale. Avec Adolf Loos et, plus tard, Ernst Egli, elle travaille sur plusieurs lotissements et développe des types de logements standards. En 1922, il y a précisément 100 ans, elle participe aux grandes expositions ‘Settlement’. Au début des années 1930, elle conçoit deux maisons mitoyennes pour le lotissement Werkbundsiedlung à Vienne. Parmi les 32 architectes, elle est la seule femme.

 

 


Les deux maisons compactes du Werkbundsiedlung conçues par Margarete Schütte-Lihotzky, la seule femme du projet, ont été construites sur une superficie de 35 et 36 m² à peine. © Werkbundsiedlung Wien / Martin Gerlach / Wien Museum

 

 

“Je n’ai jamais imaginé concevoir des gares ou des hauts lieux culturels. Je voulais être architecte pour contribuer à améliorer les conditions de vie des plus pauvres”

Margarete Schütte-Lihotzky

 

Toute sa vie, elle a souffert d’être continuellement associée à la cuisine de Francfort et a même souhaité ne jamais l’avoir créée. Cette cuisine est considérée comme le prototype de la cuisine équipée moderne. Elle s’inspire par de nombreux aspects des wagons-restaurants et vise à limiter les déplacements et optimiser le confort (rangements, poignées pratiques). 12.000 exemplaires de cette cuisine ont été installés dans les cités résidentielles de Francfort.

 

Au cours de sa vie tumultueuse, y compris politiquement, Schütte-Lihotzky réalise, entre autres, une école maternelle, deux bâtiments communautaires, diverses habitations particulières et une maison d’édition. Margarete Schütte-Lihotzky reste active jusqu’à un âge très avancé – elle décède à l’âge de 103 ans – et a vécu jusqu’à la fin de sa vie dans un appartement répondant à ses idéaux architecturaux. En 2022, l’appartement où la première femme architecte autrichienne a passé les 30 dernières années de sa vie, va être transformé en musée. Cet appartement a été classé avec son aménagement d'origine.

 

 


La Casa de Vidro à São Paulo est la maison créée par Lina Bo Bardi lorsqu’elle s’est installée au Brésil avec son mari. Cette maison a suscité une grande admiration et a même posé de nouveaux jalons. © Instituto Bardi

 

 

Lina Bo Bardi est née à Rome en 1914 sous le nom d’Achillina Bo, en plein cœur de la Première guerre mondiale. Adulte, elle est profondément marquée par la Deuxième guerre mondiale.

 

Bo Bardi étudie l’architecture dans sa ville natale, une formation qu’elle achève avec un centre d’accueil mère/enfant comme travail de fin d’études. Elle entre ensuite directement au service de l’architecte milanais respecté Giò Ponti, avec qui elle collabore plusieurs années. Après cela, elle lance son propre bureau d’architecture en 1940. Viennent ensuite plusieurs années très difficiles. Pour la revue Domus de Ponti, elle entreprend un voyage à travers l’Italie dévastée. L'impression que lui laisse cette traversée la pousse à émigrer au Brésil avec son mari Pietro Maria Bardi, critique, galeriste et journaliste. Une nouvelle vie commence alors pour elle, y compris au niveau architectural.

 

 


Le fauteuil Bowl est la pièce la plus connue de Lina Bo Bardi. Ce fauteuil est aujourd’hui produit par le fabricant italien Arper. Conçu dans les années ‘50 du siècle dernier, ce siège reste un classique très apprécié encore aujourd'hui. ©  nstituto Bardi 

 

 

“La liberté de l'artiste a toujours été individuelle, mais la véritable liberté ne peut être que collective. Une liberté consciente de sa responsabilité sociale, qui abat les frontières esthétiques...”

- Lina Bo Bardi

 

Les expositions de Lina Bo Bardi rencontrent un franc succès. Elle entre en contact avec d’illustres cercles, dont fait également partie Oskar Niemeyer, et se construit, à São Paulo, son nouveau lieu de résidence, la Casa de Vidro, la maison de verre. Cette création fait grand bruit et lui vaut de nombreux projets par la suite. Parmi lesquels le Museu de Arte de São Paulo, le centre sportif et culturel Fábrica da Pompéia, le bâtiment de la Prefeitura Municipal et l’église Espirito Santo do Cerrado. Elle conçoit aussi l'intérieur de certains de ces édifices. Son fauteuil Bowl, une demi-sphère avec un revêtement en tissu posé sur un anneau métallique, est désormais légendaire et toujours très apprécié. Près de 30 ans après sa mort en 1992, elle a reçu le Lion d’Or lors de la Biennale d’Architecture de Venise pour l’ensemble de son travail.

 

 


Son architecture est comme une explosion de formes. Le centre Heydar Aliyev à Bakou en Azerbaïdjan est une des nombreuses réalisations de Zaha Hadid qui semblent mettre en suspens les principes de la statique et de la gravité dans une extravagance de détails. © ZHA / Iwan Baan

 


Dernier membre de notre quatuor, Zaha Muhammad Hadid est née à Bagdad en 1950 dans une famille aisée d'investisseurs. Cette famille sensible à la culture occidentale lui permet de développer son potentiel. Enfant déjà, elle crée ses premiers meubles. Elle est fascinée par sa propre maison de style Bauhaus mais aussi par Giò Ponti, qui a conçu le bâtiment du ministère irakien de la planification – une réplique de la tour Pirelli à Milan. C’est donc sans surprise qu’elle annonce vouloir devenir architecte alors qu’elle n’avait que 11 ans. Après un bref détour par les mathématiques, elle entame ses études d’architecture en 1972, il y a exactement 50 ans, à l’AA School of Architecture de Londres. Elle y rencontre Rem Koolhaas et Bernard Tschumi, eux-mêmes encore très jeunes, qui remarquent rapidement son talent exceptionnel. Koolhaas l’engage dans son bureau mais elle décide d’enseigner à l’AA et lance finalement son propre bureau en 1980. Bureau que son compagnon Patrick Schumacher dirige aujourd’hui encore en son nom.

 

 


Une approche purement ludique de la conception. Zaha Hadid s’est toujours inspirée des paysages et de l’effet de l’érosion. © ZHA / Steve Double

 

 

“L’architecture est comme l’écriture. Vous devez réviser et peaufiner encore et encore, pour qu’elle semble naturelle”

- Zaha Hadid

 

Zaha Hadid passionne des générations d’étudiants et son architecture fait table rase ou presque des angles droits. Pendant longtemps, elle se bat contre des moulins car ses bâtiments sont considérés à tort comme ‘imbâtissables’. Ce n’est qu’en 1990 qu’elle perce réellement avec la caserne de pompiers Vitra. Viennent ensuite le Phæno à Wolfsburg, le tremplin de saut à ski et le funiculaire Hungerburgbahn à Innsbruck, le bâtiment central BMW à Leipzig, le London Aquatics Centre, l’Opéra de Canton, le musée d’art MAXXI, le Riverside Museum et une foule d’autres projets emblématiques. Elle s’est également fait un nom dans le design, toujours fidèle à ses ‘arrondis’ caractéristiques. On pourrait donc dire qu’elle s’inscrit parfaitement dans la lignée des femmes architectes d’exception. Avec un fait unique en plus : en 2004, elle a été la première femme à recevoir le Prix Pritzker, en plus de nombreuses autres prestigieuses distinctions internationales.

 

 


L'Opéra de Canton est un élément de la dramaturgie dont Zaha Hadid est la metteuse en scène. Ici, vous ne verrez aucun angle droit, mais des murs et des plafonds inclinés, des couloirs publics qui s’entremêlent, des découpes dans les murs et des axes visuels jouant avec la perception spatiale des visiteurs. © ZHA

 

 

Les quatre architectes étaient très liées avec le monde des médias. En 1929, Jean Badovici a consacré un numéro entier de sa revue L'Architecture Vivante à la villa E.1027 d’Eileen Gray. Margarete Schütte-Lihotzky a écrit son premier article en 1921 ("Quelques réflexions sur l’aménagement des maisons autrichiennes, avec une mention spéciale des bâtiments ‘Settlement’. Maison silésienne. Numéro 8. Breslau 1921”). Plus tard, elle a également été active dans l’édition, principalement dans les années 1950. Pendant la Deuxième guerre mondiale, Lina Bo Bardi a travaillé comme graphiste et journaliste et elle est même devenue rédactrice en chef de la revue d’architecture Domus en 1943. Zaha Hadid, pour terminer, était une star des médias, non seulement pour son architecture non linéaire hors du commun mais aussi pour sa personnalité – et elle l’est encore.

 

Cet article est une traduction retravaillée par Jan Hoffman d'un texte écrit par  Barbara Jahn

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